« Y a-t-il une place de libre chez vous pour aujourd’hui ? Parce que là … » , nous a lancé une travailleuse sociale en passant la porte de l’un d’une longue liste de squats ouverts dans cette ville de Nord-Ouest de France pour héberger les personnes expulsé-e-s des centres d’hébergement d’urgence. « Je n’ai vraiment pas le choix là. La petite n’a que 15 ans et vient d’arriver. Le Conseil Général est en train de vérifier son dossier. On ne peut pas la laisser à la rue. »
De la place, on n’en avait plus et on était sous le coup d’expulsion. Les flics pouvaient arriver à n’importe quel moment pour expulser les résidents du squat, majoritairement les familles avec enfants, dont les demandes d’asile étaient toujours en cours d’être étudiées et à qui la préfecture avait refusé le financement de l’hébergement par « faute de moyens », disaient-ils.
Il était presque midi. Un peu trop tard pour l’intervention policière. Encore un jour de gagné.
On avait l’habitude que les travailleurs sociaux passent au squat, en dernier recours, lorsqu’ils n’avaient aucune solution pour des gens à la rue. Cette fois ci, ça nous semblait encore plus grave que d’habitude. Il y avait un petit local qui servait de garde-manger et qui était utilisé par des militant-e-s qui passaient à tour de rôle la nuit dans ce lieu occupé depuis des mois. On pouvait clairement lire le soulagement sur le visage de la travailleuse sociale quand elle a compris qu’une solution de secours existait.
Une demi-heure après, elle est revenue avec sa collègue. Toutes les deux tenaient une fille qui, de toute évidence fortement exténuée, avait du mal même à marcher. « Elle est arrivée ce matin. Elle vient du Nigeria… Normalement, le Conseil Général doit financer un hébergement, au moins pendant l’évaluation de sa demande, mais apparemment le dispositif est saturé. On va y retourner demain. » a précisé la travailleuse sociale. On ne pouvait même pas imaginer tout ce que la petite aurait pu vivre lors de sa longue traversée depuis son village au fin fond de Nigeria jusqu’ici. Je ne sais même pas si l’on voulait vraiment l’imaginer.
Diana avait peur. Elle a refusé de manger. Et il fallait insister pour qu’elle prenne au moins une bouteille d’eau avec elle. Elle avait l’air totalement épuisé. On lui a montré où elle dormirait et on l’a laissée. Elle a dormi tout l’après-midi et toute la nuit. Je ne sais pas si elle avait rattrapé toutes les nuits sans sommeil, j’en doute, mais le lendemain matin elle avait l’air d’aller un peu mieux.
Les travailleuses sociales étaient de retour pour elle. Davantage inquiètes que le jour d’avant. Le Conseil Général avait ordonné un examen médical pour la gosse pour confirmer son âge. Un procédé de plus en plus habituel et pratiquement systématique pour ce que l’Etat appelle « les mineurs isolés étrangers », donc tous ces gosses qui arrivent seuls, et qui devraient pourtant bénéficier automatiquement du droit commun pour la protection de l’enfance. Dans les faits, lors de l’évaluation de leur situation, avec ou sans mise à l’abri préalable, leur âge est constamment mis en doute. Pour Diana, « le dispositif saturé » du jour d’avant est devenu comme par miracle au cours de la nuit « le doute sur sa minorité ».
Cet examen médical représente tout simplement des examens psychologiques et des tests osseux, sans aucune valeur médicale et scientifique et dont la fiabilité a été à plusieurs reprises mise en cause. Ils sont surtout très dégradants pour toutes ces filles et ces garçons, parfois âgés d’à peine 12 ans mais déclarés tout de même majeurs. Ce qui est suffisant pour le Conseil Général pour les exclure du dispositif et refuser leur prise en charge. Parfois, sur la base de ces examens sans aucune valeur, le Conseil Général porte plainte contre ces mêmes enfants pour « usurpation d’identité, faux et usage de faux » et demande des dommages et intérêts. Il n’y a pas de petites économies pour l’Etat.
Il y avait de quoi être inquiet.
Diana était finalement reconnue « majeure » par cet examen « médical » malgré le fait que ses documents prouvant son âge étaient en règle. Elle a été exclue du dispositif de la protection de l’enfance. Le jour même de la décision, elle a été « hébergée » par le 115 (dispositif d’hébergement d’urgence pour les adultes), et s’est retrouvée dans un foyer pour adultes. Une gosse parmi un ensemble d’adultes, en marge pour certain-e-s, avec des graves problèmes d’alcool ou d’autres addictions pour d’autres. En extrême détresse pour toutes et tous. La marge fabriquée à la chaîne par l’Etat et le capitalisme, renvoyée en pleine figure d’une enfant complètement perdue. C’était le premier aperçu de ce que l’Etat français lui réservait.
Elle a du s’enfuir pendant la nuit, ou très tôt dans la matinée. Les travailleuses sociales ne l’ont pas retrouvée le lendemain, et plus personne ne l’a revue. Le Conseil Général a fait ses économies.
Comme Diana, ces gosses, exactement les mêmes comme ceux et celles que beaucoup d’entre nous ont l’habitude de déposer à l’école le matin, aller les chercher l’après midi, avec lesquels on rigole devant un film ou dans un parc le week-end… ils sont des milliers aujourd’hui en France à connaître la galère volontairement fabriquées sans scrupules par ce système socio-économique ignoble et son garde-chien l’Etat, au nom de l’austérité, des coupes budgétaires et des économies. Alors que de l’autre coté des milliards sont versés au patronat. Il n’y a pas de fatalité liée à quelconque crise là-dedans, c’est volontaire ! C’est le capitalisme dans toute sa splendeur, c’est l’Etat français dans son plus simple appareil. Ce sont des broyeurs de nos gosses, de nos vies, de la dignité humaine avec lesquels on doit en finir une fois pour toutes !